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05-06-2014  (5927 ) Categoria: Articles

LE THEATRUM SABAUDIAE-II

Introduction

Encore placé sous la régence de sa mère, Marie-Christine de France, sœur du roi Louis XIII et veuve de Victor-Amédée I, le jeune Charles-Emmanuel II incita dès 1657 la Commune de Turin à faire la relation et à lever les plans non seulement de la ville mais des lieux de plaisance des environs appartenant à leurs Altesses Royales. En cette seconde moitié du XVII° siècle, ce projet s’avérait anachronique et le duc s’affirmait comme le gardien de la tradition du XVI° siècle. En effet, les Cosmographies, Topographia et Speculum résultaient des compilations érudites de la Renaissance.

Soutenue par l’Empereur, l’école germanique avait fourni les premières œuvres comme, en 1544, la Cosmographia Universalis de Sébastien Münster. Dans les cantons suisses, quelques savants intrépides s’étaient intéressés aux Alpes : Aegidius Tschudi parcourut les cols d’altitude et observa la nature alpestre avant de publier, à Bâle en 1538, le De Alpina Rhoethiae , les Grisons. En 1548, la Chronique suisse de Stumpf connut aussi un grand succès car elle décrivait avec exactitude les routes, les cols, les bourgades, les sources thermales, les hospices et les auberges que le géographe avait réellement visités. Pour sa part, un professeur zurichois, Josias Simler, fit preuve d’une intuition étonnante dans la compréhension de la faune, de la flore, du régime des torrents et des glaciers alpins. Mais, ces découvertes furent oubliées et, dans le domaine des connaissances scientifiques et des techniques pratiques de l’alpinisme, l’âge classique marqua une régression indubitable.

Les souverains anglais, espagnols et français avaient fait procéder à l’inventaire partiel de leurs royaumes à travers des "enquêtes" portant sur la situation géographique, les ressources agricoles et minières, le plan des villes, des fortifications et des ponts, le tracé des routes et des cours d’eau ; souvent restées secrètes, ces informations appartenaient aux états-majors et les cartes les plus complètes étaient utilisées en temps de guerre. A Turin , le projet ducal reçut l’ approbation de Christine de France, qui avait souvent vu son père, Henri IV et, un autre passionné, Sully, examiner et commenter les cartes chorographiques de la plupart du Royaume.

Le lancement du Theatrum Sabaudiae se fit en Hollande, alors que les Provinces-Unies protestantes avaient obtenue leur autonomie par rapport à l’Espagne catholique toujours fortement implantée à Anvers. Les maîtres cartographes flamands émigrèrent à Amsterdam, symbole de liberté religieuse, intellectuelle et éditoriale. Publié sous le titre de Theatrum Orbis Terrarum, l’Atlas d’Ortelius signa l’acte de naissance de la cartographie moderne. Peu après, l’auteur flamand, Gerhard Mercator, s’associa à l’éditeur hollandais, Jodocus Hondius, et lui céda ses plaques d’impression. Ainsi, en quittant Anvers, les cartographes-éditeurs emportaient avec eux leur savoir-faire, leurs fonds documentaires et leurs cuivres. Les Hollandais bénéficièrent d’autant mieux de cet apport que la Compagnie des Indes orientales, installée dès 1602, abritait également ses archives à Amsterdam et comptait étendre son empire commercial. En 1609, la compagnie acheta à l’embouchure de l’Hudson la presqu’île de Manhattan pour fonder le comptoir de la Nouvelle-Amsterdam, aujourd’hui New-York.

En fait, l’initiative savoyarde poursuivait un tout autre but que celui de la connaissance exhaustive des Etats. La grande affaire du XVII° siècle aura été la prétention de la Maison de Savoie au titre royal qu’elle s’était elle-même attribué. Le Theatrum Sabaudiae a été conçu comme une œuvre de prestige enrichie d’une généalogie pluriséculaire, de portraits de belle facture, de cartes et de gravures remarquables. Par son intermédiaire, Versailles et toutes les autres monarchies d’Europe devaient se convaincre de la suprématie diplomatique, culturelle et artistique du duché de Savoie, digne d’être érigé en royaume.

Les nombreux protagonistes de ce qui fut une longue entreprise éditoriale (I) firent preuve de ténacité pour faire face à l’exécution, au financement et à l’acheminement en temps voulu des dessins et des manuscrits entre Turin et Amsterdam. Rédigés selon un plan clairement défini, les textes des Relations devaient regrouper des thèmes choisis ( II ) : la géographie, l’héritage de l’Antiquité romaine, la présentation des monuments et des églises, l’évocation des paysages ruraux et urbains, les productions de l’agriculture et de l’artisanat, quelques précisions relatives aux personnages illustres. A la lecture du tableau de cette terre natale magnifiée, il faut s’interroger sur la réalité de la Savoie du XVII° siècle. ( III )

PLAN : I- Une longue entreprise Ă©ditoriale
II- Les thèmes retenus dans les Relations
III-La dure réalité du XVII° siècle en Savoie.

I-A L’initiative

I- Une longue entreprise Ă©ditoriale

A- L’initiative

En 1649, l’éditeur Joan Blaeu avait fait paraître un Theatrum illustré des gravures des principales villes de Flandres. Cette publication fut considérée comme un modèle facile à transposer aux cités de tout autre Etat qui en ferait la demande. Dans cette logique commerciale, Blaeu offrit au duc de participer à un ouvrage collectif sur l’Italie. Mais laissé sans réponse, le célèbre éditeur décida de publier en 1663 un ouvrage limité aux Etats pontificaux et au Royaume de Naples et de Sicile.

En dépit de l’échec de cette tentative initiale, par une lettre fondamentale datée du 19 juillet 1661, Charles-Emmanuel II avait donné l’ordre à Turin et à quelques communes environnantes de faire réaliser rapidement (…) les plans et les perspectives distincts les uns des autres, par quelques spécialistes et de fournir une relation succincte des choses singulières et remarquables qui s’y trouvent. Le duc arrêtait son choix à une œuvre spécifique dédiée exclusivement aux villes du Piémont. Lui-même n’était pas un homme cultivé mais naturellement curieux. Sans savoir s’exprimer correctement dans aucune langue, mélangeant le piémontais, le français et l’italien, il ne se montra pas moins attentif à la qualité des dessins et au style des Relations descriptives à paraître dans le futur Theatrum Sabaudiae.

Pour obéir aux exigences ducales, les syndics de Turin et des municipalités piémontaises investirent des trésors de compétence et de dévouement, ainsi, Giovanni Gaspare Carcagni qui fut chargé de solliciter la collaboration décisive de la ville capitale, Malgré la réticence générale, en séance du Conseil communal, Carcagni explique qu’il a été avisé de Paris par le Sieur Blaen mathématicien en Hollande (…) que ce serait une grande gloire pour la ville de Turin si en cet ouvrage on voyait l’antiquité, la forme, les particularités de celle-ci surtout parce que ces dits livres iront à travers le monde entier et qu’il n’y aura pas une seule grande bibliothèque dans laquelle on ne les trouvera… A la date de ce discours persuasif, il ne s’agissait que de produire des documents iconographiques et des textes descriptifs à insérer dans ce qu’on appelait alors le Livre des Villes du Piémont.

 

I-B Organisation et financement

B- Organisation et financement

En hésitant sur la méthode à adopter, on improvisa quelque peu et les premiers documents rassemblés furent confiés au fils d’un libraire turinois, Giovanni Tarino, banquier de son état et familier de la route de Paris vers les Pays-Bas. Les traces de ces nombreux envois sont fragmentaires et seules subsistent les notes de frais imputées au budget de la ville. Comme Turin, les autres villes s’étaient mises au travail. Carmagnole, Chieri, Ivrée, Alba, Biella, Aoste, Moncalieri, Saluces et la plupart des autres cités étaient assez flattées de l’importance que le duc accordait soudain à chacune d’elles. Les notables désignèrent des artistes de talent et débloquèrent les fonds nécessaires car, dans sa grande bonté, le duc laissait pleine liberté aux syndics dans la mesure où ils prenaient à leur charge le coût des opérations !

Les difficultés ne manquèrent pas. Parfois, les compétences locales retenues par les bourgades, déplaisaient à la cour et les plans étaient sèchement renvoyés. Il fallait alors laisser faire un artiste venu de Turin et le payer au prix fort. Ailleurs, après un début d’exécution, le projet était abandonné pour quatre ou cinq ans. Dans ce cas, le duc se montrait pressant et réclamait une décision ; mais parfois, le peintre pressenti trouvait sa rétribution tellement dérisoire qu’il refusait le contrat et quittait la ville ! Dans certains lieux, comme dans le Val Pellice, la situation politique s’opposait au projet. Ralliés à la Réforme protestante, les Vaudois étaient en plein conflit avec Charles-Emmanuel II pour fait de Religion. Les contingents piémontais faisaient une chasse atroce aux bandits condamnés par les édits de 1663. Dans de telles conditions, il était hors de question de donner satisfaction au duc ; pour obtenir les relevés et les plans attendus, il dut envoyer un exécutant qui se montra fort impatient d’en finir !

En définitive, près de deux ans après sa circulaire officielle, le souverain avait fait acheminer à Amsterdam moins de dix dessins des sites notables de ses Etats. Cette entreprise collective, basée sur la bonne volonté des communes, intervenait dans un contexte économique désastreux. Les guerres récentes, les dévastations, les lourds prélèvements, la pauvreté générale interdisaient la véritable coopération de nombreuses villes. Mais, pour le duc et son entourage, il suffisait d’ engager les dépenses en jouant sur la concurrence ! En attisant les rivalités et l’émulation, les orgueilleuses cités piémontaises finiraient par trouver les moyens d’obtempérer.

La rédaction des descriptions littéraires était confiée au chambellan Antonio Valsania auquel on avait adjoint un maître de grammaire, don Gabriele Piozzo. Fin 1668, ils avaient achevé un panorama des églises, couvents, châteaux et résidences princières situés dans la zone de Turin. Les comptes rapportent qu’il a été Payé au Sieur Valsania pour le travail fourni à propos des relations sur l’état ecclésiastique et temporel des biens les plus importants de la Maison royale, état, ville, banlieues, comme d’autres particularités notables, ces relations devant être envoyées en Hollande à M. Blano cosmographe… payé 135 L.

Quand l’éditeur sollicitait des fonds, le duc, peu rigoureux dans sa politique financière, faisait retomber la responsabilité sur les syndics négligents, incapables de tenir leurs engagements ! L’adhésion aux grandioses visées de la cour n’avait pas été unanime et le ministre des Finances, G. Truchi, refusa certaines transactions relatives à l’impression de l’ouvrage. Pour remédier à l’incurie de la Maison de Savoie, la solution restait la même : mettre les villes à contribution.

Les Blaeu étaient très conscients du rôle de la municipalité de Turin, perpétuelle pourvoyeuse de fonds ; elle savait trouver des ressources auprès des banquiers qui furent plutôt des mécènes que des bénéficiaires dans cette opération. Ils permirent l’acheminement des textes et des précieuses planches entre le Piémont et la Hollande grâce à leurs officines de change installées en véritables réseaux. Ce furent des intermédiaires indispensables et dynamiques, ainsi, les libraires Tarini, les banquiers Cortesia et Benzone fixés à Paris et responsables des frais de transport, Gerolamo Quaglia qui garantissait les lettres de change remises aux Blaeu. Enfin, de 1677 au terme de l’entreprise en 1682, le financier Giovanni Francesco Berlia, homme de réputation internationale, assuma les nombreuses prestations que ni Turin, ni l’Etat, ni le duc impécunieux n’étaient en mesure de financer. Il fut nommé Maître auditeur à la Chambre des Comptes ; il est vrai qu’il connaissait mieux que personne la situation lamentable du budget.

Les Secrétaires d’Etat ont été d’autres grands serviteurs désintéressés, soucieux de faire aboutir le projet. Placés au nœud des échanges entre le souverain présomptueux, l’éditeur hollandais, les banquiers, les syndics de Turin et ceux des petites villes pauvres, ils se succédèrent avec une égale abnégation. En 1661, la direction fut donnée à Paolo Vaudagna ; à la mort du duc, en juin 1675, c’est le marquis de San Maurizio qui prit le relais ; enfin, de 1683 à 1699, Carlo Carron de San Tommaso reçut la délicate mission de régler les multiples dettes restées impayées.

En vingt-cinq ans de travail, de nombreux changements sont intervenus. Les ducs et les régentes se sont succédés. Les grands officiers et les conseillers municipaux turinois n’étaient plus les mêmes. Les Blaeu, père et fils, ont tour à tour conduit le destin de l’ouvrage avec une maîtrise exceptionnelle, surtout quand on sait que, dans la nuit du 2 au 3 février 1672, ils furent victimes d’un terrible incendie qui réduisit en cendres les provisions de papier, de nombreux cuivres gravés, les bâtiments et les machines de l’imprimerie qui employait alors huit cents ouvriers. Malgré tant de problèmes, d’année en année, il était fait référence à l’accord précédent et rien ne fut laissé au hasard. Toutes les décisions étaient soumises au pouvoir central, chaque dessin et chaque texte étaient présentés au duc avant d’être expédiés vers Amsterdam.

1672 fut une année charnière à plus d’un titre. Charles-Emmanuel II décida de ne plus se limiter aux seules villes et châteaux du Piémont mais de représenter également ses possessions d’au-delà des Alpes. Avec l’entrée de la Savoie dans le programme éditorial, le grand dessein prenait réellement corps. Ce qui n’était jusqu’alors que le Livre des Villes du Piémont devint définitivement le Theatrum Statuum Regiae Celsitudinis Sabaudiae Ducis Pedemontii Principis Cypri Regis.

Ce Théâtre des Etats de son Altesse Royale le Duc de Savoye Prince de Piémont, Roy de Cypre, selon les termes de la traduction française de 1700, devait manifester au monde l’étendue, l’opulence, la variété et la respectable ancienneté d’une principauté alpestre qui aspirait à la dignité royale.

 

I-C Les Ĺ“uvres des dessinateurs et des graveurs

C- Les Ĺ“uvres des dessinateurs et des graveurs


Le duc évita de recourir à la créativité de véritables artistes et préféra l’exactitude technique des relevés topographiques menés par ses architectes militaires et ingénieurs des fortifications, comme Giacomo Antonio Biga, Arduzzi, Innocente Guizzaro et surtout Carlo Morello et son fils Michelangelo qui se spécialisa dans les vues de Turin. Giovenale Boetto fut le seul à avoir une âme d’artiste ; il signa une dizaine de relevés du Piémont entre 1662 et 1667. Mathématicien et judicieux ingénieur des travaux d’endiguement de la Doire Baltée, Simone Formento entra en concurrence avec Borgonio avant d’accepter le poste prestigieux d’architecte du duc.

Il reste incontestable que G. T. Borgonio fut le dessinateur le plus fécond. Il séjourna en Savoie et travailla par étapes entre 1672 et 1675 pour réaliser les relevés d’une quinzaine de sites différents. Contrairement à celles du Piémont, les villes contactées ne désignèrent pas d’artistes locaux mais se bornèrent à loger et à renseigner l’émissaire du duc durant ses voyages. Muni d’une lettre de mission, Borgonio suivit un itinéraire dicté par ses connaissances historiques autant que par les circonstances. Au gré des indications fournies, il saisissait le plan des hauts lieux du Moyen Age savoyard puis, il se contentait d’avertir de ses choix le duc dont il avait toute la confiance. Après Saint-Jean-de-Maurienne et Rumilly, il se rendit à Chambéry, puis, à Bonneville, La Roche, Thonon, Evian et revint dans la combe de Savoie pour faire le dessin de Montmélian et de la route des Echelles. De là, il repartit pour le Faucigny, mais on ne sait pas exactement à quel moment il s’intéressa à Aix-les-Bains, Hautecombe ou Sallanches. Il est par contre sûr que ce talentueux géographe est revenu en juillet 1675 spécialement pour la Carte du Chablais avec le lac Léman.

Doué d’un regard d’aigle et d’une habileté exceptionnelle, Borgonio sut rendre avec minutie les innombrables détails architecturaux et paysagers qui sont encore une mine de renseignements aujourd’hui. Probablement à lui seul, il fut l’auteur de 83 planches parmi les 135 vues qui illustrent les deux tomes du Theatrum Sabaudiae. Ses dessins célèbrent l’antiquité, la prospérité, le pittoresque de chaque bourgade largement embellie. Il est certain que Christine de France, Charles-Emmanuel II puis la seconde Madame Royale ont encouragé une scénographie urbanistique propre à valoriser la magnificence de leurs possessions. Souverains aux aspirations absolutistes, soucieux d’imposer à tous le prestige de leur dynastie, ils soutinrent les initiatives qui enjolivaient la modeste réalité de leurs Etats. Convaincu de son devoir d’obéissance envers le Maison de Savoie, Borgonio servit cette vision laudative en donnant à Chambéry et à Annecy des allures de capitales plus florissantes qu’elles ne l’étaient réellement au XVII° siècle. Les relevés expédiés par Borgonio ont été particulièrement bien traités et gravés par les meilleurs artistes de la place amstellodamoise.

Dessinateur d’une grande exigence technique, Borgonio fit reproduire ses cartes géographiques par un spécialiste, Johannes de Broen. Les chaînes de montagnes sont représentées par les fameuses "taupinières" brunâtres tandis qu’à Chamouni, on voit se dresser des aiguilles abruptes, les glacières. L’honneur de graver la planche représentative de la capitale régionale, Chambéry, et aussi La Roche, revint à Coenraert Decker, qui avait sa propre officine à Amsterdam. Ciel, plaine fluviale, collines boisées et montagnes donnent du recul et du naturel à des planches sur lesquelles les éléments urbains et paysagers tiennent une place égale. De plus, les rues, les ponts, les chemins sont animés d’une foule de personnages liliputiens, surtout à La Roche. Pour sa part, Johannes de Ram grava les vues de Moûtiers, Sallanches, Bonneville, Evian et la route royale des Echelles. Fasciné par les ravins sombres, la complexité des roches, les lointains montagneux et le passage mouvant des nuages, ce graveur donna un caractère tragique aux planches plus neutres de Borgonio.

Le travail de J. de Ram s’apparente à celui de son maître, Romeyn de Hooghe (1645-1708). Peintre et graveur, il exécuta la splendide vue de la citadelle et du bourg de Montmélian à la demande de Joan Blaeu. Au premier plan, il introduisit les élégantes silhouettes des officiers casqués et des bâtisseurs penchés sur le plan de la forteresse dont deux sièges successifs devaient venir à bout. En 1690-1691, Louis XIV fit bombarder la ville et le fort qui finirent par se rendre à cause de la pénurie d’eau, après avoir soutenu dix-huit mois de siège. Venu inspecter les lieux en 1693, Vauban conseilla la destruction totale des bastions défensifs. La campagne militaire reprit en 1703 et, après une nouvelle résistance de près de deux ans, la famine poussa les combattants à déposer les armes. En octobre 1706, il ne restait rien de la redoutable forteresse, d’où le précieux témoignage que constitue cette gravure du Theatrum Sabaudiae.

En somme, les graveurs hollandais ont su rendre vivants les paysages minéraux, les villes intemporelles et dépourvues d’habitants, qui figuraient sur les croquis de Borgonio. Suivant l’esprit des publications des Blaeu, les relevés strictement stylisés étaient insuffisants pour rendre les planches vraiment intéressantes. Il y aurait eu un contraste excessif entre ces vues topographiques sèchement techniques et la gravure artistique particulièrement florissante à Amsterdam et dont le maître le plus célèbre était alors Rembrandt. L’école hollandaise sut insuffler des idéaux artistiques et rendre attrayante cette Savoie imaginaire, lointaine et inconnue de la plupart des graveurs qui n’avaient jamais mis les pieds sur un sentier alpin ! L’influence de cette interprétation graphique finale permit probablement de sauver des planches qui auraient perdu beaucoup de leur intérêt aujourd’hui.

I-D Les consignes pour les textes

D- Les consignes pour les textes

Les textes du Theatrum Sabaudiae constituent une source documentaire considérable sur le XVII° siècle. Historiographes, latinistes, lettrés et poètes de cour réunirent les archives et les ouvrages disponibles à Turin pour dresser le programme géographique, historique, religieux, économique et social des Etats de Piémont-Savoie. Emanuel Tesauro eut un rôle déterminant dans la conception théorique du projet et dans sa mise en forme. En superviseur vigilant, Charles-Emmanuel II confia la rédaction générale des textes à la compétence d’une équipe placée sous la conduite de l’historiographe, Pietro Gioffredo. Il commença par réunir les suffrages de tous les participants sur la définition préliminaire d’un modèle typologique.

L’approche du site à décrire se devait d’exposer d’abord les données géographiques. Le deuxième point présenterait les faits historiques locaux depuis l’Antiquité romaine. On ferait suivre cet énoncé d’un résumé des conditions de vie concernant le climat, les paysages, les cultures, l’élevage, les autres productions agricoles comme le fromage et le bois, les ressources minières. Selon les cas, on complèterait alors ce développement par des informations relatives à chaque ville en particulier, l’origine étymologique de son nom, ses monuments, églises, chapelles, couvents, hospices, confréries, institutions de secours ou d’enseignement, traditions, usages ou manifestations traditionnelles. Enfin, à la demande du duc, il convenait de citer les personnages célèbres.

Elaborée entre 1661 et 1679 par des auteurs souvent mal connus et d’inégal niveau culturel, cette rédaction imposa à l’ouvrage un ton univoque. On compte parmi ce "collectif" d’écrivains, des courtisans, des échevins, des hommes de loi, des érudits mineurs, des professeurs, des collecteurs chargés de rassembler et de réécrire les mémoires envoyés à Turin par le cités du Piémont et de Savoie. Certaines minutes ont été conservées et classées aux Archives d’Etat de Turin. Ces originaux permettent de constater comment les responsables de l’œuvre sont intervenus sans modération, en coupant et en retouchant l’ensemble des envois. Les mémoires, tantôt quelques feuillets, tantôt une brochure, sont parfois directement rédigés en latin ; d’autres sont écrits en français ou en italien. Pour la ville de Chambéry, il ne reste que des minutes en français et pour Montmélian, de vagues notes disparates. On découvre aussi des épreuves imprimées en Hollande et renvoyées à Turin pour corrections, ainsi les textes descriptifs de Saint-Jean-de-Maurienne, de Rumilly et de Bonneville.

Les experts locaux, historiens, avocats, chanoines ou notables issus de la classe aisée, prêtaient leur talents et leurs connaissances à l’œuvre collective mais, on apporta la vigilance nécessaire à la suppression des signatures, des noms et des dates qui auraient pu masquer l’éclat du prince. Ce Théâtre des Merveilles devait s’identifier au seul duc de Savoie et ignorer les auteurs réels. Il s’agissait d’un livre de propagande dédié à la glorification d’une dynastie et non pas à la célébration des talents d’un peuple !

 

I-E La livraison

E-La livraison

En janvier 1682, les Blaeu annoncèrent à la régente que le Theatrum Sabaudiae était complet et, Jeanne-Baptiste de Savoie-Nemours fit porter sa réponse par l’intermédiaire du banquier Berlia. Le financier diplomate s’entendit avec les Blaeu pour un livraison par voie maritime. Il fit construire deux navires par les meilleurs charpentiers navals de l’époque qu’étaient les Hollandais. Entre mai et novembre 1682, on transporta les quarante-cinq exemplaires originaux sur le "Saint-Victor" et le "Saint Jean-Baptiste", quatre autres immenses exemplaires aux planches colorées et un cinquième en noir et blanc. Les vaisseaux arrivèrent à Nice et un convoi de mulets achemina les livres rangés dans des tonneaux jusqu’à Turin.

Rédigée en latin, cette première édition, exclusivement réservée à la Maison de Savoie, fut un succès partout où la Régente l’offrit en cadeau royal. Toutefois, la perpétuelle carence financière de tels clients causa de sérieux préjudices à la trésorerie des éditeurs sans cesse obligés d’avancer des fonds sans être défrayés en retour. Les Blaeu se défendirent à leur façon. En 1693, Pieter et Joan Blaeu avec l’accord de leurs associés décidèrent de publier une édition en néerlandais pour rendre l’œuvre accessible à un large public de bibliophiles et d’amateurs de gravures. Plus tard, en 1697, leurs gendre, Adrian Moetijens Marchand Libraire à la Haye acheta aux derniers Blaeu l’intégralité de l’entreprise d’imprimerie, la maison d’édition, ses cuivres et ses archives, les droits et les privilèges attachés au Theatrum Sabaudiae. En 1700, il publia la traduction française faite par un jésuite qui respecta le texte et la présentation initiale.

En plus des trois éditions en néerlandais parues successivement en 1693,1697 et 1725, un autre éditeur installé à La Haye, Rutgert Christophle Alberts, fit un second tirage en français en 1725. Il apparaît donc que, sous l’Ancien Régime, on pouvait lire le Theatrum Sabaudiae en latin, en français et en néerlandais mais pas en italien ! Il faudra attendre le XX° siècle, 1960, pour trouver une édition turinoise entièrement traduite en italien !

 

II-A La description géographique

II- Les thèmes retenus dans les Relations

A- La description géographique

Suivant un usage très-naturel, les rédacteurs indiquent les limites d’un territoire compact. Au nord, la Savoie confine aux Suisses dont elle est séparée par le lac de Genève. Cette frontière à Ripaille datait des conséquences de la nuit du 12 au 13 décembre 1602 durant laquelle la vaine tentative de l’Escalade des remparts de la ville protestante s’était soldée par un échec cuisant. Genève était perdue pour la Savoie. A l’est, on énumère des entités politiques différentes : le Valais, le Duché d’Aouste et le Piémont, ce dernier exerçant sa souveraineté sur la Savoie. Au sud, le Dauphiné, et, à l’occident, le Bugey dont le Rhône sert de séparation avec le royaume de France. En fait, le traité de Lyon du 17 janvier 1601 avait singulièrement réduit l’avant-pays savoyard en cédant la Bresse, le Bugey, le Valromey et le pays de Gex à Henri IV.

Dans les mentalités du XVII° siècle, la montagne était réputée affreuse et redoutable et l’on ignorait l’existence de la chaîne du Mont-Blanc. Il n’est donc pas étonnant de trouver des confusions et des erreurs dans les cartes auxquelles se réfèrent les rédacteurs. Dans le Faucigny, on dit seulement qu’il y a des montagnes d’une prodigieuse hauteur (…) c’est là où est celle (…) que les habitants appellent la montagne Maudite parce qu’elle est toujours couverte de neige et de glace.

Parmi les fleuves, l’Arve est cité mais on parle de sa source du mont Chamounis car on ne sait pas que le torrent jaillit au col de Balme au fond de la vallée. On ne peut non plus cacher les inondations provoquées par la Drance et par l’Isère. Depuis l’effondrement du Granier en 1248 et la formation de l’Abîme de Myans , on se fait une idée terrifiante des lieux : on n’y voit que des rochers, des gouffres souvent pleins d’eaux et une terre fort stérile.

 

II-B -L’héritage de ’Antiquité

B-L’héritage de ’Antiquité


La province romaine s’appelait la Sabaudia et devint la Saboia dans l’acte de partage de l’Empire de Charlemagne. De nombreux peuples celtiques regroupés dans la grande famille des Allobroges occupaient l’espace compris entre le Rhône, les Alpes, le lac Léman et le midi ; par exemple, au temps de César, il y avait les Ceutrons, les Médulles, les Graiocèles. Chaque peuplade avait sa petite capitale romanisée, étant entendu que le centre politique était la ville gallo-romaine de Vienne. Soumise entre 125 et 121 avant J-C, l’Allobrogie est rattachée à la Narbonnaise. Puis la vallée d’Aoste et l’ensemble des Alpes sont conquises comme en témoigne l’arc de Suse ; enfin, le trophée de la Turbie, proclame la domination de Rome sur tous les peuples alpins.

Les références à l’Antiquité confortaient l’ancienneté d’une dynastie, fière de ses fondations urbanistiques contemporaines de celles de Rome. Ainsi, on insista sur l’étymologie des noms comme Mons Emelianus devenu Montmélian ou Aqua Allobrogum pour Aix-les-Bains. Si possible, les auteurs citent le texte des inscriptions épigraphiques trouvées sur place, les dédicaces des stèles funéraires des premiers chrétiens, et surtout, la présence de statues de marbre et d’arcs de triomphe qui célèbrent une victoire romaine sur l’un des peuples allobroges. Ainsi l’arc d’Aoste commémore la soumission des Salasses et l’arc d’Auguste à Suse marque l’entrée des Alpes dans le monde politique romain. La particularité du monument aixois est bien soulignée ; il s’agit en effet d’un arc funéraire érigé en souvenir de la famille de Lucius Pompeius Campanus. De même, les thermes antiques construits sur une source d’eau chaude montrent le degré de raffinement que la cité alpine avait atteint.

 

I-C L’inventaire des paysages et des productions locales

C-L’inventaire des paysages et des productions locales

Les auteurs turinois du XVII° siècle se sont inspiré de la vision paysagère projetée par les dessins de Borgonio. Ils semblent fournir les détails indiqués par les rédacteurs locaux.. Suivant l’appréhension de zones de relief réputées redoutables, affreuses, infernales et maudites, ils adoptent un ton horrifié pour dire les monts entassez les uns sur les autres qui s’élèvent jusques aux nues séparez en divers sommets qui forment des précipices. Pentes vertigineuses, glaciers, pics et ravins se télescopent dans un chaos incompréhensible. A cette époque, on ignore l’existence du Mont-Blanc qui sera "inventé" par le Docteur Paccard et le guide de Chamonix, Jacques Balmat, en août 1786 et escaladé plus tard par le Genevois, H.-B. de Saussure.

Mais, à moindre altitude, la moyenne montagne est un véritable paradis terrestre. Il y a des vallées fertiles en Blé, en vin et en fruits excellans, entourées de petits coteaux avec des sources d’eau vive qui arrosent la plaine. A l’abord des villes, la morphologie du paysage est souvent bien observée malgré une insistance particulière sur les agréments du lieu. Par exemple, Chambéry se signale par la beauté et la fertilité du terroir : la Ville située dans un Valon est un séjour fort agréable à cause des jardins, des prairies, des vergers et des allées bordées d’ormeaux qu’on trouve dans la plaine de Vernay, laquelle joint les portes de la Ville et où l’on peut se promener dans toutes les saisons de l’année. De même, Annecy est entourée d’une Plaine assez étendue qui est presque une prairie perpétuelle. Il y a devant la Porte nommée le Pasquier un lieu où la Jeunesse s’exerce à la course, à sauter, à tirer de l’arc, de l’arbalète et du fusil et à tous les autres exercices du corps. Le Chablais, le Genevois, la Combe de Savoie sont aussi décrits avec leurs terres labourables, leurs cultures, leurs vignobles, leurs pâturages et leurs troupeaux.

Dans ce joli cadre, les paysans se pressent sur les marchés hebdomadaires et les foires annuelles. A Thonon, à Rumilly, à Bonneville, ils écoulent leurs produits sans difficultés : ils disposent d’une grande abondance de beurre et de fromage, ce qui leur est d’un gros revenu, d’autant plus que le transport en est très facile par le moyen du Lac Léman. Ces denrées sont envoyées à Lyon, en Suisse et en Allemagne.

Si on devait se fier à l’exposé du Theatrum Sabaudiae, sur le plan agricole, l’approvisionnement semblerait suffisant à une population stable et prospère estimée en 1700 à huit cent milles âmes ; ce chiffre serait plutôt à diviser par trois ! Les vignobles sur les coteaux ensoleillés proches des lacs, les produits de l’élevage, y compris la laine et le cuir, la pêche, la chasse, l’exploitation du bois pour les mats des plus grands vaisseaux, semblaient assurer l’équilibre d’une économie prospère et bien distribuée. Malheureusement, la Savoie du XVII° siècle connaissait une réalité très différente de cet âge mythique.

 

II-D Les caractéristiques des habitants

D-Les caractéristiques des habitants

Les rédacteurs turinois n’ont pas cherché à approcher la véritable physionomie sociale d’une région qu’ils connaissaient mal. Ils se contentèrent de suivre la hiérarchie des trois ordres d’Ancien Régime. Les gens du peuple sont considérés comme des mineurs irresponsables soumis à leur duc. On les croit dociles, ignorants et destinés aux travaux pénibles. En Savoie, les montagnards jugés bons marcheurs, sont une réserve inépuisable pour l’infanterie : le peuple y seroit fort propre étant capable de suporter toute sorte de fatigues et étant en général ménager et sobre. Héritage de l’occupation française de 1536 à 1559, la langue du peuple est la Françoise de même que les manières. Tous ceux qui voient Chambéri en sont charmez. On sait que l’édit de Villers-Cotterêts promulgué par François I° en 1539 introduisait l’usage du français à la place du latin dans les actes juridiques et les documents administratifs. Francisés et policés selon la meilleure tradition française, les Chambériens n’avaient qu’à se féliciter de savoir que leur Ville est aimée de son Souverain à cause de sa fidélité inviolable.

Dans la formule lapidaire, le peuple, on confondait les paysans, les artisans, les gens de loi et la petite bourgeoisie urbaine. Cette globalité indistincte ne dit rien des mutations considérables qui avaient changé les conditions de vie. Si, apparemment, les structures médiévales s’étaient maintenues, la famille rurale de type patriarcal était en nette régression. Les communautés villageoises étaient loin d’être figées. Les souches familiales se perpétuaient mais de nouveaux noms patronymiques prouvaient aussi le renouvellement des populations.

Comme la France, la société savoyarde était régie par les trois ordres d’Ancien Régime suivant une hiérarchie souple qui autorisait les passages d’un groupe à l’autre. On peut même parler d’ "une inflation nobiliaire". Enrichie dans le grand commerce ou l’exercice du droit, la bourgeoisie éduquée achetait des charges et des fiefs et, par la suite, mariait ses enfants dans la noblesse d’épée appauvrie. Le privilège de bourgeoisie et l’immunité fiscale se transmettaient également par héritage et pouvaient être acquis moyennant finances, à condition de posséder une maison en ville. En somme, le concept de bourgeoisie était large et se confondait avec la notabilité. Dans ses Relations, le Theatrum Sabaudiae ne connaît cette classe sociale montante qu’à travers les échevins, syndics, juges-mages et sénateurs.
En s’organisant en "assemblées de communiers", les villages de montagne constituaient librement, en les superposant aux paroisses, des unités administratives et fiscales, autonomes et solidaires. Elles vivaient de revenus propres ; celles de Tarentaise et de Maurienne possédaient des forges, des moulins, des pâturages, des vignobles de rapport. La gestion de ces bénéfices indépendants permettait de supporter les redevances qui entravaient l’essor économique.

L’impôt de l’Eglise, la dîme, avait priorité sur la taille ducale et sur les différents droits seigneuriaux. Les plus gros décimateurs étaient les chanoines et les religieux des nombreux couvents fondés dans le mouvement de la Contre-Réforme catholique ; ils demandaient des prélèvements immédiatement exigibles sur les moissons, les vendanges et une partie de toutes les autres récoltes. La seigneurie médiévale, laïque ou ecclésiastique, restait le cadre de la vie rurale, mais elle ne dépassait pas de modestes dimensions. Toutefois, au long du XVII° siècle, ces domaines se sont agrandis de prés, bois, vignes, champs rachetés aux paysans endettés, contraints de vendre et de partir ailleurs. Les bourgeois des villes et les notables ruraux ont accentué ce transfert des terres au point de posséder souvent la moitié des proches campagnes aux alentours de leur cités. Notaires, procureurs, avocats, fermiers des abbayes et des couvents, artisans aisés et marchands enrichis immobilisaient leurs disponibilités financières dans la propriété foncière au lieu d’investir des capitaux dans les activités pré-industielles. Cette lente redistribution des terres a fait surgir parmi les élites urbaines, une classe de rentiers conservateurs qui refoulaient la paysannerie dans l’anonymat de la pauvreté ou l’employaient comme journaliers, comme main-d’œuvre mal payée.

Les rédacteurs du Theatrum Sabaudiae n’accordent pas non plus beaucoup d’attention aux colporteurs, artisans, revendeurs et simples marchands installés dans les boutiques de Rumilly, d’Annecy, de Bonneville ou dans les cabornes de Chambéry si bien dessinées par Borgonio. Le monde des métiers, du compagnonnage et de la boutique connut pourtant un essor remarquable en Savoie au XVII° siècle, époque qui fut leur âge d’or. Associations à la fois religieuses et professionnelles, les groupements corporatifs défendaient les privilèges de leurs membres et tentaient de maintenir la réputation des maîtres en contrôlant les procédés de fabrication et la qualité des produits finis. Dans une société sans protection sociale, la maladie ou la vieillesse d’un artisan incapable de travailler, risquaient d’anéantir sa famille. Coupés des impératifs concrets du travail, les écrivains turinois ont à peine senti l’importance de l’industrialisation naissante.

A la lecture des textes du Theatrum Sabaudiae, on est frappé par l’absence de réflexions sur les transformations sociales, l’économie locale, la vie agricole et la difficile existence des paysans contraints à l’émigration. Le duc a préféré occulter une réalité qui ne servait pas la glorieuse image de ses Etats.

 

II-E L’implantation religieuse

E- L’implantation religieuse

En parcourant les descriptions, on constate que le patrimoine religieux occupe une place importante : cathédrale, églises paroissiales, chapelles, monastères, collèges et hôpitaux ont été instaurés par la Réforme tridentine propagée par l’intermédiaire de personnalités d’exception comme les évêques Charles Borromée et François de Sales. Elle s’est appuyée sur l’implantation de nouveaux ordres religieux, sur le zèle de quelques évêques efficaces et sur le dévouement d’un clergé séculier de bon niveau, soucieux de guider les catholiques vers une foi moins superstitieuse et rituelle, plus personnelle et mieux vécue. Les gravures montrent des villes hérissées de clochers.

L’élan spirituel s’est traduit par la création de nombreuses maisons religieuses occupées par les jésuites, les oratoriens, les visitandines, les bernardines, les carmélites. Toutefois, ces congrégations se mirent à accaparer peu à peu tous les espaces urbains encore vacants, les faubourgs, les prairies et les terrains constructibles situés à proximité des remparts des villes. Les autorités publiques s’inquiétèrent car cet afflux provoqua un effet de saturation. Le problème devint préoccupant dans la mesure où, comme on le sait, les biens d’Eglise étaient inaliénables avant la Révolution Française. Le Sénat de Savoie et les syndics des villes préconisèrent des limitations salutaires à cette expansion excessive mais les décisions des pouvoirs civils ne furent pas suivi d’effets.

Dépossédée du Saint-Suaire, la Sainte-Chapelle de Chambéry connut cependant des aménagements architecturaux comme la façade baroque de style jésuite élevée entre 1640-1641 et les portes de noyer réalisées par l’artiste franc-comtois, François Cuénot, en 1663. La planche de Moûtiers montre la cathédrale du XI° siècle flanquée de ses quatre grands clochers romans à l’allemande et du palais archiépiscopal refait par deux prélats de la Contre-Réforme. Le nouveau collège et le grand séminaire complétaient la vocation religieuse de la cité. La cité d’Annecy était célèbre par la présence du corps de Saint François de Sales canonisé en 1665. Le couvent de la Visitation, les églises, le palais épiscopal de Tresum et collège ont été fidèlement reproduits par Borgonio. Au bord du lac Léman, la gravure de Thonon fait une large place au château de Ripaille endommagé par les Bernois et restauré pour loger les ermites de la Chartreuse de Vallon chassés par les protestants. Isolés et privés de revenus, les chartreux mirent un siècle à construire l’église baroque que la planche montre achevée ; elle ne le fut réellement qu’en 1764. La bourgade de Rumilly accueillait les nouveaux ordres monastiques autorisés par le Concile de Trente : les capucins, les bernardines et les visitandines. En ce qui concerne l’enseignement, le collège confié aux oratoriens fut agrandi de quatre classes pour un total d’environ quatre-vingts élèves ; de même, à La Roche, le collège fondé en 1569 comptait trois cents élèves en 1574 ; parmi eux, Guillaume Fichet, humaniste et futur Recteur de la Sorbonne. En 1628, cet établissement de grande qualité devint l’annexe des jésuites de Chambéry, alors évincés d’Annecy et de Thonon. Enfin, le Theatrum Sabaudiae réserve une vue à l’abbaye d’Hautecombe sur le lac du Bourget. On sait que depuis 1560, les ducs de Savoie n’étaient plus enterrés dans leur nécropole traditionnelle dont il ne restait au XVII° siècle qu’une église endommagée et quelques moines bénédictins. Le monastère actuel a été entièrement refait dans le style troubadour au début du XIX° siècle, entre 1824 et 1826, pour le roi Charles-Félix et la reine Marie-Christine.

On ne peut ignorer l’influence que les Bernois exercèrent en matière de religion sur le Chablais du XVII° siècle. Des clercs, des moines, des vignerons et des paysans, des familles parmi les plus cultivées, rallièrent la Réforme protestante malgré les mesures répressives et les interdictions successives proclamées par le duc et mises en application par les juges-mages. En 1686, Victor-Amédée II raffermit sa politique d’intolérance malgré les résistances locales. Il faudra attendre le début du XVIII° siècle pour connaître une certaine amélioration du statut des Protestants, par ailleurs totalement occultés dans les pages du Theatrum.

 

II-F -La galerie des hommes illustres

F-La galerie des hommes illustres

Les auteurs des textes des Relations ont eu tendance à compiler les ouvrages historiques mis à leur disposition à Turin. Ils se sont souvent bornés à reprendre dans les mêmes termes les récits des exploits des comtes et ducs de la période médiévale. Parmi leurs sources, la plus fiable était la monumentale Histoire de la Royale Maison de Savoye rédigée par Samuel Guichenon et parue en 1660. Ainsi nourris des épisodes antiques et médiévaux de l’histoire du duché, les rédacteurs reprirent les évènements locaux chaque fois qu’il était possible de les situer dans l’une des villes retenues.

En ce qui concerne les personnages remarquables, les historiens n’ont pas manqué de rappeler le souvenir des deux papes liés à la Savoie : Célestin IV de l’illustre famille des seigneurs de Châtillon, et un Romain qui se retira quelques années à l’abbaye d’Hautecombe avant d’être souverain pontife, Jean Cajetan Orfini, pape sous le nom de Nicolas III. Parmi les hommes d’Eglise, Claude de Seyssel est présenté comme conseiller du roi Louis XII, évêque de Marseille puis de Turin où il est enterré. A Bonneville, on signale la famille des Millet qui donna des prélats de la Contre-Réforme. Issus de Maurienne, les Gorrevod furent diplomates et conseillers sous l’administration de Marguerite d’Habsbourg au début du XVI° siècle ; puis, Louis de Gorrevod, représentant du duc de Savoie au Concile de Latran fut inhumé dans sa cathédrale à Saint-Jean de Maurienne. Fondateur du collège en 1572, Pierre de Lambert est cité en bienfaiteur de cette même cité. L’humaniste, Eustache Chapuis, originaire d’Annecy, Maître des Requêtes dans les Pays-Bas du tems de l’Empereur Charles Quint est connu pour avoir fondé un Colège dans l’Université de Louvain pour les pauvres Etudians Savoyards. Le jurisconsulte, Antoine Favre, reste un figure de premier plan comme Président du Sénat de Savoie à Chambéry : il a beaucoup accru sa réputation par sa science et par ses ouvrages. Magistrat au pénal comme au civil, Favre commenta la jurisprudence de son époque pour en tirer un corpus de référence. Fin lettré et poète, il fut aussi l’instigateur de la fameuse Académie Florimontane créée à Annecy en 1606.

Au nombre des illustres ancêtres, les rédacteurs n’ont pas accordé beaucoup de considération aux femmes, exception faite pour Marie de Genève marquise de Pancarlier qui hérita de son frère, le baron de Lullin établi à Thonon. On précise aussitôt que son cas est remarquable parce qu’elle avait une grandeur au dessus de son sexe !

 

III-A Une société appauvrie

III- La dure réalité du XVII° siècle en Savoie


En Savoie, la première moitié du XVII° siècle fut une période de misère. Vers 1660-1670, la politique mercantiliste soutenue par le développement des voies de communication, commença à amorcer un retour à une prospérité limitée. L’urbanisme, resté médiéval, connut un certain renouveau à l’initiative de quelques particuliers. Les gravures du Theatrum Sabaudiae témoignent d’une vision passéiste et idéalisée, uniquement destinée à valoriser l’ancienneté immuable du duché de Savoie.

A- Une société appauvrie

Les calamités naturelles, les épidémies, les conséquences des guerres, la fiscalité écrasante ont contribués à exaspérer un phénomène déjà latent, l’émigration des Savoyards vers des contrées plus clémentes.

Entre 1590 et 1850, "le petit âge glaciaire" a provoqué des catastrophes particulièrement importantes dans la Savoie du XVII° siècle. L’extension des glaciers alpins, des chutes de neige exceptionnelles, l’abondance des pluies printanières et des inondations, des orages de grêle et autres fléaux anéantirent les récoltes et les vendanges, alors que les échanges étaient déjà limités à quelques produits complémentaires et transportables. A l’époque du relevé de Borgonio en 1674, la cité de Saint-Jean de Maurienne devait faire face aux crues dévastatrices de l’Arc et des torrents voisins, tandis qu’on signalait la présence de loups affamés dans les parages ! Les gravures ignorent ces bouleversements climatiques si préjudiciables au développement agricole de la Savoie. Les champs sont vides de paysans et de troupeaux ; curieusement, les seules représentations du monde rural se situent au premier plan de la planche d’Evian : des paysanne s’affairent au soin et à la traite de maigres vaches ; autour d’elles, des mesures pour le lait, des fromages empilés, une baratte pour le beurre illustrent l’une des activités essentielles des Savoyards. Les textes correspondants évoquent comme une évidence cette production fromagère sans dire qu’elle dépend de nombreux aléas : l’accès aux pâturages ou les épizooties. Si les bases de l’alimentation quotidienne se raréfiaient, les prix augmentaient et ces "crises de cherté" entraînaient une malnutrition et une surmortalité due à une plus grande vulnérabilité aux épidémies chroniques. En Savoie, les seuls secours venaient de l’Eglise qui distribuait des vivres comme le pain de mai à Talloires. Les années 1629-1631 furent terribles et, en 1641-1645, la disette menaçait à nouveau. Les surplus alimentaires étaient difficiles à dégager et à vendre à l’extérieur, en France ou dans les Cantons suisses.

De plus, les guerres ruineuses n’ont pas manqué au XVII° siècle en Savoie. La seconde guerre de Montferrat se déroula en Savoie entre 1628 et 1631. Louis XIII fit capituler Chambéry puis Rumilly et Annecy. Ces troubles livrèrent les campagnes au pillage et il ne resta pas grand chose du tableau idyllique tracé dans les pages du Theatrum ! Les maisons, châteaux, parcs et jardins ne furent pas épargnés ; faire le dégât était une tactique de la terre brûlée, suivie aussi bien par les troupes ennemies, espagnoles ou françaises, que par les armées du duc qui voulaient empêcher toute possibilité de campement à l’adversaire. La gravure de la citadelle de Montmélian souligne la gloire des armes et l’art des architectes en oubliant les ravages commis par la soldatesque.

Si le décollage économique fut retardé par les guerres, les possibilités d’investissement étaient encore lourdement grevées par la fiscalité. Chaque commune était imposée par quartier, c’est-à-dire par trimestre, à une somme fixe constituant sa cote générique ; si bien que, par année, la taille ordinaire se payait en quatre quartiers, l’équivalent de quatre fois la cote générique. En ajoutant des tailles exceptionnelles, on augmentait continuellement le poids des impôts. En Savoie, les villes qui payaient onze quartiers en 1619 en devaient seize en 1639. Pour l’année 1670, les prélèvements effectués ne furent redistribués qu’à hauteur de 10 % sous forme des traitements des magistrats et autres fonctionnaires. Tout le reste était absorbé par les dépenses de la cour de Turin, l’entretien des forteresses et de l’armée, l’embellissement des résidences ducales en Piémont. Ainsi vidée de ses capitaux, la Savoie stagnait dans une économie primaire basée sur l’agriculture, l’élevage, l’extraction des métaux ; à peine parvenait-elle à maintenir un artisanat local susceptible d’évoluer vers l’industrie. Rien de tout cela n’est évoqué dans les Relations.

III-B L’émigration

B-L’émigration

Malgré cette misère, la Savoie ne connut pas les révoltes paysannes qui agitèrent la France à la même époque. Cette maîtrise interne est certainement le résultat de l’émigration, véritable "soupape de sûreté" qui permit de soulager les tensions sociales. Commencée à la fin du XVI° siècle, l’émigration s’est amplifiée sous la pression des évènements catastrophiques du XVII° siècle. Elle était saisonnière pour les habitants du Chablais, des vallées d’Aulps et d’Abondance qui partaient faire les moissons et les vendanges en pays de Vaud et en Genevois. D’autres, comme les maçons de Samoëns, s’employaient sur les chantiers suisses et francs-comtois. Les colporteurs et les marchands ambulants quittaient la Tarentaise et le Faucigny pour les principautés allemandes. A la longue, ces voyages se transformèrent en activité sédentaire. Certains fournissaient les armées en Bavière ou en Autriche. Les plus entreprenants connurent de beaux succès commerciaux à Francfort, à Munich ou à Vienne. Ces initiatives étaient impensables dans leurs vallées d’origine où ils étaient étouffés par la dîme, la taille ducale et les redevances seigneuriales héritées du Moyen Age. En dépit des interdictions de départ, en 1651, Charles-Emmanuel II , sachant bien que ces gains étaient indispensables à la survie des montagnards, modéra les condamnations prononcées par les curés qui considéraient comme renégats les émigrés en terre protestantes. Le Theatrum Sabaudiae feint d’ignorer l’ampleur de ce phénomène qui touchait aussi les Piémontais.

 

III-C Un urbanisme en gestation

C-Un urbanisme en gestation

La période baroque a été celle de la rénovation des villes médiévales encore nombreuses en Piémont. Mais, en Savoie, les gravures du Theatrum Sabaudiae mettent en évidence les remparts urbains, les tours de garde, les chemins de ronde occupés par des jardins potagers. On constate une volonté de recourir à la conception traditionnelle des villes fortes, alors qu’aucune d’elles n’était plus en mesure de soutenir un siège au XVII° siècle. Citations passéistes, nostalgie de l’apogée médiéval du berceau de la dynastie, rien n’est fait pour réduire ou atténuer l’aspect archaïque des remparts à Chambéry, Annecy, Aix ou Bonneville.

La modernisation n’est pas venu d’une politique édilitaire conçue à Turin mais de l’initiative de quelques familles nobles ou bourgeoises soucieuses de cacher les murs anciens et délabrés sous la belle allure des façades remises au goût du jour. Sur le plan de Chambéry, on distingue clairement les hôtels particuliers rue Croix d’Or et rue Métropole. Le château des ducs est toujours une bâtisse médiévale à peine relevée par le gouverneur Félix de Savoie. Il ajouta un jardin d’inspiration renaissance. A Thonon, Eugène de Lullin se fit construire un palais, mis en valeur par un magnifique jardin à l’italienne. De même, Henri de la Valdisère se serait ruiné en faisant édifier le château et les jardins de Marclaz.

L’observation attentive des planches du Theatrum Sabaudiae permet de localiser aussi les boutiques sous les arcades d’Annecy ou le long des rues de Chambéry. Le réseau des canaux urbains, les clochers des nombreuses églises conventuelles et paroissiales, les places et les marchés sont fidèlement reproduits et permettent de lire les structures encore évidentes dans la plupart des centres villes. Toutefois, on ne saurait ignorer les conventions liées aux planimétries des villes et aux codifications mises au point par les cosmographes et cartographes du XVII° siècle. Par exemple, au prix d’une part d’inexactitude, les vides à l’intérieur des pâtés de maisons devaient être occupés par le dessin d’un jardin. Il est probable que dans le but de maintenir le prestige et le niveau haut de gamme de ses publications, l’éditeur Blaeu visait à la cohérence stylistique en regroupant des dessins graphiquement beaux et limités à l’essentiel. Il faut encore souligner les prouesses techniques des topographes et ingénieurs militaires qui n’utilisaient pour leurs relevés que les lois de la projection géométrique et restituaient des vues comparables à la vision oculaire naturelle. Enfin, le travail artistique des graveurs hollandais donnait vie à des scènes trop strictement exécutées. En ajoutant des personnages, les villes s’animaient sans être rendues artificiellement pittoresques.

 

Conclusion

Le Theatrum Sabaudiae ne fut pas une enquête sur l’état physique et moral des populations. On ne songea pas à mener un travail de synthèse pour diagnostiquer les besoins d’une région aussi bien délimitée. Le but était simplement d’exalter le berceau de la dynastie des Humbertiens, ses beautés paysagères, ses monuments antiques, ses ressources agricoles, les mœurs de ses habitants. Ces descriptions sont riches de multiples informations sur la Savoie du XVII° siècle, mais la triste réalité fut occultée. Le duc et les rédacteurs turinois voulaient croire que les autorités publiques, les notables, les paysans et le clergé vivaient en harmonie et que l’urbanisme plaisait à tous. Fiers de leur histoire, de leurs cités et de leurs monuments civils et religieux, les Savoyards ne devaient rien attendre d’un souverain qui ne s’intéressait aucunement à eux : il se passa fort bien d’améliorer la vie très dure qu’il imposait à des sujets qu’il ne connaissait pas, faute d’être venu les voir.

Textes et illustrations ne décrivent pas la réalité territoriale mais les rapports complexes du duc avec une terre lointaine dont il tirait profit. Il se contenta de parcourir mentalement ses Etats à travers les gravures. Il voulait seulement promouvoir ses visées politiques, administratives, militaires et valoriser ses aspirations à la royauté : pour cela il se servit du Piémont et de la Savoie, sans défendre l’intérêt général ni prendre en considération les difficultés dans lesquelles les autochtones se débattaient. Sur les gravures, on voit peu de personnages. Le duc débarrassa les rues et les places des populations qui posaient des problèmes ; il était plus facile de penser que d’autres s’en occupaient, ainsi l’Eglise. En donnant une vision largement idéalisée des richesses de ses Etats, le duc voulait étaler les bonnes villes, les résidences, les lacs et les campagnes de sa principauté aux yeux d’une société de cour, indifférente au peuple, superficielle et sensible à l’apparence des choses.

En juin 1690, la Savoie fut une fois de plus occupée par les armées françaises ; Louis XIV et le duc Victor-Amédée II se livrèrent à des intrigues complexes et finirent par conclure en 1697 le traité de Turin qui, outre des restitutions territoriales, précisait que les ambassadeurs de la Maison de Savoie seraient considérés comme ceux des rois. Ce premier pas vers la reconnaissance du titre royal se doublait de la sauvegarde de l’intégralité du duché. Mais en fait, le sort de la Savoie était incertain car on savait qu’en mai 1696, on avait envisagé la cession de la Savoie à la France en échange du Milanais qui aurait été remis au Piémont.

En 1703, à nouveau les troupes françaises envahirent la Savoie ; Montmélian résista mais, finalement, la forteresse fut détruite intégralement. Le prince Eugène de Savoie à la tête son armée austro-hongroise, arriva providentiellement pour libérer Turin en 1706, victoire commémorée par la basilique de Superga .Les traités d’Utrecht (1713) et de Rastatt (1714) furent un succès inespéré pour le duc. En plus des territoires qui lui étaient concédés en Piémont, il reçut la Sicile avec, enfin, le titre de roi. Après tant d’efforts déployés pendant plus d’un siècle, Victor-Amédée II fut couronné à Palerme le 2 décembre 1713. On sait que, par la suite, la belle île fut échangée contre la Sardaigne d’où le nom définitif donné à la dynastie de Piémont-Sardaigne.

Dans la dialectique diplomatique du XVII° siècle, et on l’a vu à Versailles, l’atout gagnant était celui du luxe, de l’art, de la culture et des fêtes somptueuses offertes par le roi à ses courtisans. Tous les efforts du monarque consistaient à acquérir du prestige par l’élégance de ses palais. La valeur culturelle d’un décor urbanistique et paysager présenté suivant un ordre parfait, était convaincante pour les élites européennes auxquelles le Theatrum Sabaudiae était destiné ; elles le reçurent comme la preuve que le mythe décrivait la réalité telle qu’elle était et, par l’intermédiaire de cet ouvrage de propagande, le duc de Savoie obtint son titre de roi. Le prestigieux livre avait donc rempli son office !

 

BIBLIOGRAFIA

Theatrum statuum regiae celsitudinis sabaudiae ducis, pedemontii principis, cypri regis,
Amsterdam chez Joan BLAEU, édition latine 1682, 2 Vol. in folio. Editions néerlandaises en 1693, 1697 et 1725, éditions françaises en 1700 et 1725, nouvelle édition latine en 1726.

Teatro di Torino barocca Nove riproduzioni in fac simile del Theatrum Sabaudiae, Turin
ERI, 1972

Theatrum Sabaudiae, Archivio storico della cittĂ  di Torino, 1984-1985, 2 Vol.
Sous la direction de Luigi FIRPO
Tome I FIRPO Luigi "Immagini di un regno sognato"
PEYROT Ada "Immagini e gli artisti"
RICCI Isabella et ROCCA Rosanna "La impresa editoriale"
Tome II DOGLIO Maria Luisa "Le Relazioni come documento letterario"
BORASI Vincenzo "Villagi e cittĂ  in Piemonte nel Seicento "


Le Theatrum Sabaudiae Regards sur la Savoie du XVII° siècle, présenté par Anne WEIGEL
Mémoires et Documents de la Société Savoisienne d’Histoire et d’Archéologie,
Tome CII Chambéry 2000 167 p.

BAUDI DI VESME A. L’Arte in Piemonte dal XVI al XVIII secolo
Turin 3 Vol. 1963-1968
FERRAND M. "Les destinées d’une carte de Savoie, l’œuvre de Thomas Borgonio "
Bulletin de géographie historique et descriptive N° 2 , 1904
JOLIVET Melle "Le Theatrum Sabaudiae"
Atti della Societa di Archealogia e Belle Arti della Provincia di Torino
Torino 1897 Vol. 7 p. 314-359
MORI A. "Tomaso Borgonio e la sua opera cartografica "
Rivista geografica italiana, T. XIII, 1906
RICCI MASSABO I. Il Theatrum Sabaudiae
Storia illustrata di Torino Turin 1992 II p. 581-600

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BLAEU Willem Janszoon (1571-1638). Elève de Tycho-Brahé, il publia une carte du ciel qui fit référence dans les milieux de l’astronomie. Vers 1600, il fonda sa propre imprimerie-librairie à Amsterdam et mit en chantier le premier atlas continental, le Novus Atlas en six volumes.

BLAEU Joan I (1596-1673) Cartographe et graveur formé à la culture humaniste, il fut le principal artisan du Theatrum Sabaudiae. Avec son frère, Cornelius BLAEU (1610-1648) il donna en 1649 le Novum ac Magnum Theatrum Urbium Belgicae et Foederatae, l’un des chefs-d’œuvres de la cartographie hollandaise, puis l’ Atlas Major en onze volumes. Géographe officiel des Provinces-Unies, cartographe de la Compagnie des Indes Orientales depuis 1638, imprimeur du roi de Suède, Joan Blaeu fut nommé "Capitaine de la Bourgeoisie" de la ville d’Amsterdam, métropole marchande la plus florissante du XVII° siècle.

BLAEU Willem (1635-1685), Pieter (1637-1706) et Joan II (1650-1712) : les trois frères poursuivirent la collaboration éditoriale de leur père avec la Maison de Savoie et portèrent l’exceptionnelle compétence intellectuelle, artistique et technique des Blaeu jusqu’au début du XVIII° siècle.

BORGONIO Giovanni Tommaso (1620-vers 1690) : créateur de la plupart des planches gravées du Theatrum Sabaudiae, Borgonio a été le dessinateur exclusif des quinze vues concernant la Savoie. Fils d’un capitaine, il serait né à Perinaldo en Ligurie et entra dans l’administration turinoise en 1649-1650 comme secrétaire ordinaire du duc Charles-Emmanuel II. Devenu ingénieur des fortifications, topographe, cartographe et dessinateur, il travailla dans le cercle des décorateurs des ballets et fêtes baroques avec le peintre Carlo Conti. Ses albums sont conservés à la bibliothèque de Turin. A la longue, il se sentit frustré de ne tenir qu’un rang d’artiste ; il sollicita et obtint un poste de secrétaire des Finances. Nommé cartographe en 1676, il élabora la fameuse Carte des Etats de S.A.R. pour la duchesse Jeanne-Baptiste de Savoie-Nemours, tout en préparant la splendide Généalogie de la Royale Maison de Savoye, gravée en 1680 par Giovanni Maria Belgrano. Par ailleurs, depuis 1661, Borgonio avait commencé les relevés des villes du Piémont, puis, entre 1672 et 1675, il parcourut la Savoie et sélectionna les sites qui lui parurent refléter le mieux la grandeur médiévale du berceau de la dynastie. Dévoué, efficace, laborieux, Borgonio fut mal récompensé et demeura toute sa vie dans une situation incertaine. Il reste le grand illustrateur de la Savoie du XVII° siècle.

BROEN Johannes de (1649- ? ) : baptisé à Amsterdam en 1649, il exerça le métier de graveur au burin avec son frère Gerit de BROEN (1659-1691) lui-même artiste apprécié dans les milieux spécialisés. Héritier de la tradition des cosmographes de la Renaissance, il grava les deux cartes du Theatrum Sabaudiae en élaborant un langage de signes et de conventions pour figurer les reliefs, les cours d’eau, les villes et les places-fortes.

CARCAGNI Giovanni Gaspare (1601-1678) : fils d’un conseiller référendaire, le comte Carcagni épousa Laura Capris di Ciglié en 1637. Au terme d’une longue carrière politique, il se vit confier la direction et la coordination des travaux de rédaction des textes du Theatrum Sabaudiae, alors qu’il venait d’être nommé syndic de Turin.

DECKER Coenraert (1651-1708) : jeune graveur formé dans l’atelier de Romeyn de Hooghe, il ouvrit sa propre officine à Amsterdam et se spécialisa dans la gravure de portraits et de sujets d’histoire. Pour le Theatrum Sabaudiae, il réalisa deux planches, Chambéry et La Roche sur Foron.

GIOFFREDO Pietro (1629-1692) : originaire du comté de Nice, jésuite et curé de Saint-Eusèbe à Turin, précepteur du jeune Victor-Amédée, il fut nommé bibliothécaire ducal en 1674. Il rédigea une Histoire des Alpes-Maritimes et représentait la culture turinoise la plus achevée.


HOOGHE Romeyn de (1645-1708) : issu d’une famille d’artistes de renom dont le représentant le plus éminent fut son oncle, le peintre Pieter de Hooghe (1629-1681) de l’Ecole hollandaise. Après une formation très complète, Romeyn vint à Paris en 1662 ; sa notoriété lui valut une distinction du roi de Pologne. En 1683, il était membre de la Confrérie de La Haye et, à partir de 1687, il s’établit à Haarlem où il déploya ses talents dans un large registre : la première illustration des Contes de La Fontaine, la caricature politique, et, pour le Theatrum Sabaudiae, l’unique mais magistrale gravure de la citadelle de Montmélian.

RAM Johannes de (vers 1648-avant 1696) : graveur et éditeur installé à Amsterdam, il fut sans doute l’élève de Romeyn de Hooghe et travailla pour Beschryving van Delf. Il grava les planches de Moûtiers, Sallanches, Bonneville, Evian et la route royale des Echelles.

TESAURO Emanuel (1592-1675) : né à Turin dans une famille issue des Salmour, il entra en 1611 à la Compagnie de Jésus ; il s’illustra comme poète et son style fit de lui le véritable théoricien du goût baroque au Piémont. Il initia le retour du théâtre tragique, du ballet et de la musique à la cour tout en produisant une Histoire de Turin.

Document 1


Document 1 : Délibération du Conseil des Commis d’Aoste réunis en séance du 7 novembre 1661 Archives historiques de la Région autonome Vallée d’Aoste.

Les municipalités délibéraient en détail sur l’image qu’elles voulaient donner d’elles-mêmes. Ainsi, le Conseil des Commis d’Aoste déclarait : Sur requeste de maitre Michel Jobé peintre normand, demandant quelque satisfaction de ses vacations pour le temps qu’il a employé a dresser le dessain d’un tippe et plan de la presente Cité et Bourg qu’il a encommencez d’ordre de céans, le Conseil ayant veu le dict dessain estre ja bien advancé accorde au suppliant a compte de son labeur a la valleur de trois pistolles d’Italie de quoy luy sera faict mandat en trésorerie (…) l’assemblée treuvant a son advis ledict dessain estre assez bien projecté, a dict qu’il sera parachéve a la forme encommencee jugeant a propos qu’advant que d’y fere aultre le sus dict peintre fasse una passade jusques au Pont Saint Martin affin de remarquer la situation de la Tour de Verres, celle de montjovet, le château de Bard, l’arcade de Donnas et le dict Pont pour les adjoutter audict dessain et cella faict, le reduyre en sa perfection .

 

Document 2

Document 2 : Description de la Ville de Chambéry

Extrait du Theatrum Sabaudiae, tome I, suivant la traduction de 1700, publiée chez Rutgert Christophle ALBERTS en 1725 à La Haye. Le texte est intégralement respecté avec ses particularités grammaticales et orthographiques.

" Chambery est la capitale du Duché de Savoye & de tout ce que possède le Duc de ce nom au delà des Alpes par rapport à l’Italie. Elle est si ancienne, qu’on ne peut rien trouver de certain sur son origine. Quelques uns l’ont nommée Forum Coconium. Cenalis & Castilioni l’apellent Civaro. Malumbra sur Ptolomée l’apelle Forum Neronis : elle a le nom de Camberiacum ou de Cameriacum dans las cartes de Peutinger. Cluvier la nomme Lemnicum, qui est proprement le nom de la Ville, appellée Camerinum Lemnicorum ; comme l’ont fort bien remarqué les Historiens anciens & modernes de nôtre Païs. Sa situation est très agréable ; l’air en est temperé. Elle est arrosée de deux petits ruisseaux, dont l’un nommé communément Laisse, ne passe pas loin de la Ville, & l’autre divisé en plusieurs branches traverse les ruës de la Ville & en entraine toutes les immondices.
Les avenuës en sont commodes, & pour les habitant, & pour les étrangers, qui vont en Italie, en France, en Allemagne, & dans les Provinces voisines. Les colines & les montagnes, qui l’environnent, utiles par leur fertilité, & par divers autres avantages qu’on en retire, rendent cèt endroit fort agréable, principalement en été & en automne. La Ville, située dans un Valon, est un séjour fort agréable, à cause des jardins, des prairies, des vergers, & des allées bordées d’ormeaux, qu’on trouve dans la plaine de Vernay, laquelle joint les portes de la Ville, & où l’on peut se promener dans toutes les saisons de l’année.
Sa grandeur n’est que médiocre ;ses murailles sont assez fortes & défenduës par des tours de distance en distance. Elles furent bâties sous le regne du Comte Amedée VI. & entourées d’un grand fossé, qu’on peut remplir d’eau, & propres pour exercer diverses sortes de métiers. L’enceinte de la Ville comprend plus d’une demi lieue, & l’on croit qu’il y a environ vingt mille habitans. La Ville a l’avantage d’avoir les mêmes armes que la Savoye, avec cette différence qu’elle ajoute une étoile au côté droit de l’Ecu.
Le Château situé sur une éminence, a la vuë sur tous les lieux d’alentour. Il est raisonnablement grand. Thomas I. Comte de Savoye commença à la faire bâtir en MCCXXXII. & ses successeurs, qui y faisoient leur séjour, y mirent la dernière main. Il y a plusieurs apartemens, & deux Tours principales destinées autrefois & pour y loger & pour la défense du Château. L’égalité du terrain, les fontaines, & les bois rendent ce lieu fort agréable. Il ya ordinairement une garnison, & le Gouvernement n’en est confié qu’à des personnes distiguées. Tous ces avantages n’ont pas empêché que, toutes les fois que les Ducs de Savoye ont eu la guerre avec la France, les Troupes de cette Couronne n’ayent commencé leurs Campagnes en Savoye par la prise de Chambery, qui a subit le joug des Ennemis toutes les fois qu’elles a été assiegée.
La St. Chapelle bâtie dans l’enceinte de ce Château, par les soins de Louis Duc de Savoye & d’Yolande de France son épouse, & reparée de nôtre tems par la piété de Madame Royale, est fort célébre, puis que le St. Suaire, qui est présentement à Turin, a été auparavant dans cette Chapelle, où l’on dit qu’il a fait plusieurs miracles. On y garde encore à présent un grand nombre de reliques précieuses, entr’autres le bâton de St. Joseph. Elle jouït des mêmes privilèges, que les Saintes Chapelles de Paris & de Dijon. Le Chapitre de cette Eglise, fondé par les Ducs de Savoye, & rempli de personnes de qualité est fort célébre. Le Doyen a le privilège de faire le service avec la Mitre, l’Anneau, & la Crosse, de même que les Evêques.
Il y a plusieurs autres belles Eglises, dont celle de Lemens, qui est dans le Prieuré de St. Pierr, est, pour son antiquité, la plus célébre, après la S. Chapelle. Elle est située au sommet d’une colline hors de la Ville. Elle fut fondée par Rodolphe dernier Roi de Bourgogne, & possedée autrefois par les Pères de S. Benoit ; mais elle apartient présentement à l’Ordre reformé de Cisteaux, qu’on nomme les Feuillans en France. (…) Le Prieuré de S. Antoine de Chamberi est très-ancien. L’Eglise des Chevaliers de S. Jean de Jerusalem ne subsiste plus aujourd’hui. Il n’y a qu’une certaine Chapelle du même nom, sous le titre de Commanderie. Les anciennes Paroisses sont celles de S. Leger au milieu de la Ville. Elles dépendent maintenant du Chapitre de la S. Chapelle.
Le Couvent de S. Dominique a été fondé en partie par les Princes de Savoye, de même que son Eglise & le Couvent de S. François. Ce sont les plus belles Eglises de toute la Province. L’Eglise des Franciscains de l’Oservance hors de la Ville, bâtie du temps de S. Bernardin, est très-agréable. Les avenuës, la situation, & tout le voisinage de ce Couvent fournissent une belle & charmante solitude.
Aymon Comte de Savoye a fondé le Couvent de Sainte Claire, qui est hors de la ville, & Yolande de France celui qui est dans son enceinte. Mais le Colège des Jésuites fondé par Emanuel-Philibert & par Charles-Emanuel, est en même temps, un illustre monument de la piété de ces Princes, & un des plus beaux ornements de Chamberi. Le couvent des Capucins sur le chemin de Lyon est assez éloigné de la Ville. Charlote de Cypre, Duchesse de Savoye en fit bâtir l’Eglise, pour les Pères de S. François, qui la donnèrent ensuite aux Capucins. Le Prince Thomas a fondé le Monastère des Augustins Réformez, qui est dans le Fauxbourg de Montmelian.
Il y a outre cela les couvents des Religieuses de S. Ursule de la Visitation de la Vierge, des Bernardines, de l’Annociade, des Carmes & des Carmelites. Ces deux derniers ont été fondez par la Duchesse de Ventadour.
Les Comtes de Savoye faisoient autrefois exercer la justice à Chamberi en prémière & en seconde instance, par un Juge Mage, qui y a toùjours fait depuis sa résidence. Mais ils y établirent ensuite environ l’an MCCCXXX, un Conseil sédentaire, qui fut erigé en Parlement en MDCIX. Il a toûjours été célébre depuis; & Antoine Faure, qui en fut Président, a beaucoup acru sa réputation, par sa science & par ses ouvrages. Ce Tribunal administre la justice selon le droit écrit., & est au dessus de tous les autres Tribunaux des Etats du Duc de Savoye. La Chambre des Comptes juge aussi souverainement & sans appel. Elle siège dans le Château, & est la première de toutes les autres Chambres Provinciales.
La Ville est gouvernée par les Echevins. Ils composent un Colège avec quarante-huit principaux Conseillers. Ils président sur la Police, & ont aussi une juridiction pour le civil & pour le criminel.
La Noblesse a de la valeur & du courage : elle est bien élevée & propre pour les affaires. Ceux qui s’adonnent à l’étude, deviennent d(ordinaire très-savans. Les femmes sont bienfaites. La langue du peuple est la Françoise, de même que ses manières. Tous ceux qui voïent Chamberi en sont charmez. Cette Ville est aimée de son Souverain à cause de sa fidélité inviolable, & honorée de tous ses Sujets à cause de la dignité du Magistrat, qui exerce la justice. Elle est digne, en un mot, d’être la Capitale de tous les Pays, que les Ducs de Savoye possèdent au delà des Alpes. "

 

 

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